Vous regardez une finale de coupe du monde, au bistrot, avec des potes, ou chez vous, ça n'a pas d'importance, mais avec des potes, leurs commentaires pourront servir. A un moment donné, vous constatez (comme tout le monde pardi) qu'un joueur (Z), une star mondiale en l'occurence, se retourne et file un coup de tête dans la poitrine d'un joueur de l'équipe adverse (M), défenseur d'un grand club de son pays. Geste consternant. Arrive le ralenti, qui montre que M avait retenu Z d'un bras autour de la poitrine, qu'ils ont échangé quelques mots, brièvement, avant le fameux coup de tête. Z se prend un carton rouge et sort du stade sous les sifflets des spectateurs.
Qu'ont-ils bien pu se dire? Parce que forcément, Z a dû être malmené pour en arriver à un geste aussi brutal. Pour bien mettre le drame en contexte, vous préciserez, parce que vous l'avez lu partout, que M a une réputation "sulfureuse". (enrichissez toujours votre vocabulaire de quelques adjectifs bien placés et imagés). M a d'ailleurs pris lui aussi un carton rouge pendant ce même championnat. (Insistez sur "même"). Et pour bien équilibrer votre article (crucial l'équilibre, il en va de votre crédibilité), mentionnez au passage le nombre de cartons rouges (14, à en croire les confrères) que Z s'est déjà pris au long de sa carrière.
Cela dit, on ne sait toujours pas ce qu'ils se sont dit. C'est embêtant. Alors, on fait le tour de la grande presse, parce qu'en général, elle fait bien son boulot et elle a plus de moyens que vous. Oh jubilation, un grand journal anglais (vous marquez un point parce vous étalez vos connaissances linguistiques) a un scoop. M. aurait traité Z de "dirty terrorist". Vous n'oubliez bien sûr pas de reprendre les sources du grand journal: des "suggestions" font pensez cela. Curieusement, lorsque vous recherchez ce même article, quelques heures plus tard, vous ne le retrouvez plus. En fait, vous le retrouvez là.
Qu'à cela ne tienne, le cousin de Z confirme indirectement et vous pouvez citer, pour bétonner, un autre grand journal citant un 2e journal anglais (très bon les journaux anglais) qui en plus a un scoop de plus. M aurait accusé Z d'être impliqué dans l'affaire de dopage qui secoue le pays de M. (une autre sale affaire qu'on voudrait étouffer avec la victoire de l'équipe de M, mais vous hésiterez à entrer dans cette polémique, car c'est une histoire dans l'histoire, cela pourrait alourdir votre propos et le rendre inintelligible).
Si votre article manque de clarté, rabattez-vous sur des experts, des sources toujours bien utiles quand les témoins directs (ie les co-équipiers des deux joueurs dans ce cas) ne peuvent (ou ne veulent) pas parler. Donc, vous citez un expert, de préférence étranger, vous montrerez que vous avez vraiment fait un effort pour avoir une source. En l'occurence, vous choisissez un expert en "expression labiale" qui vous assurera que M a insulté la soeur de Z. Non, il n'aurait pas dit que la soeur était une terroriste, mais que...bref, vous citez l'expert, ou simplement la dépêche citant l'expert sur un plateau de télévision. Oui, étrangère la télé, d'un pays dont l'équipe aurait dû remporter la fameuse coupe. (mais c'est encore une autre histoire, évitez de trop digresser, ça alourdit vraiment).
Et puis, comme vous ne retrouvez décidément presque plus rien sur le site du grand journal anglais, (le premier, oui), vous faites la tournée des blogs et de leurs commentaires. Chic, vous trouvez le transcript exact de ce que se sont dit les deux joueurs. Y pas de source. C'est embêtant, encore une fois. Mais bon. Vous avez un doute?. C'est vrai que l'italien restranscrit est plutôt mauvais. Peut-être que M ne sait que jouer au foot (et encore!) mais parle mal sa langue maternelle. Après tout, les mails que vous avez reçus dans la journée assurent que c'est un transcript du grand journal anglais (le premier encore). Alors vous envoyez le tout, save, et hop c'est parti, publié.
PS. certains tenants de la vieille école vous diront d'attendre que les protaganistes ( à défaut de s'excuser et regretter leurs gestes voire leurs paroles) ou des témoins directs (les mêmes que ceux cités plus haut) s'expliquent. Tiens, Z promet de le faire dans quelques jours. Bah, attendre? vraiment? Autant battre le fer pendant qu'il est chaud. Sinon vos infos seront périmées demain, ou dans une heure déjà.