Le président est en ville pour deux jours. Pour une commémoration à Ground Zero aujourd'hui. Pour un déjeuner avec des pompiers et des secouristes demain, entre autres événements. Deux faisceaux lumineux bleus éclairont le ciel de Manhattan ce soir à partir des empreintes des tours jumelles comme le veut la coutume à chaque anniversaire. Ces commémorations me dérangent, comme me dérange encore plus la pression exercée sur la presse pour ne pas oublier de bien marquer l'événement.
Un sondage m'a étonnée cette semaine. Il affirme que 30% des New Yorkais pensent encore aux attentats tous les jours. J'étais là le 11 septembre, je n'y pense pas tous les jours. Nous avons discuté ce sondage entre amis l'autre soir, pour constater qu'il y avait comme une pudeur à parler de l'événement. Nous ne savons toujours que peu de choses de ce qu'a vécu une de nos amies par exemple, qui travaillait au World financial Center. Elle a vu des gens se lancer des fenêtres du WTC, elle a vu des cadavres sur la chaussée, elle a pris la fuite dans les débris, mais elle n'en parle pas ou très peu, par bribes parfois. Le frère d'un ami, pompier, est mort ce jour-là. Je suis passée un jour avec une de ses amies, quelques mois après les attentats, déposer une gerbe dans la caserne où il était stationné.
Dès que je sors de New York en revanche, on me pose souvent la question. "Y étais-tu?, comment était-ce?" Et chaque fois cette difficulté de dire. Je me raccroche aux mots écrits (mon journal de ces journées au bas de cette note) alors, entre deux tournages. Aujourd'hui, je l'admets. J'ai eu peur. Surtout quand Giuliani a annoncé la fermeture des ponts et tunnels. Sentiment d'être prise au piège dans la grande ville. J'ai eu peur quand certains médias ont annoncé qu'onze autres avions étaient portés disparus. Je me suis demandée ce que faisait le président?
Je n'ai finalement pleuré vraiment que beaucoup plus tard, lors des attentats de Madrid. J'étais au Guatemala, j'avais appris la nouvelle avec un jour de retard. J'ai pleuré pendant des heures. Le 11 septembre me revenait en mémoire, avec brutalité.
President Bush is in town for two days. For a ceremony at Ground Zero today, and then for a lunch with firefighters and rescuers tomorrow, among other events. A Tribute of light will be lit again from the footprint of the towers. I am not very comfortable with commemorations. I am even less comfortable with the pressure put on medias to cover them.
A recent poll from the NY Times surprised me. It says about 30% of New Yorkers think of 9/11 everyday. I was here. I don't think of it every day. We discussed it with a few friends this past week and realized how much difficult it has been to talk about that day. It's only when i leave New York that i speak about it, because people always ask me: "where you there?".
I admit it now, i was afraid that day. Especially when Giuliani said all accesses to Manhattan were closed. I felt trapped. I was afraid again when medias reported that 11 more planes were unaccounted for. But it took me years to let emotions fully go. It happened when Madrid was hit. I was then in Guatemala and learned of those terrorists attacks the next day. I couldn't stop crying, for hours. The brutality of 9/11 was back, in full blast.
Mardi
11 septembre
La matinée était radieuse. Le ciel d’une rare clarté, annonciatrice de l’été indien, cette cinquième saison du continent nord américain. La plus belle. Je prenais mon premier café en surfant sur le net quand j’ai reçu l’appel d’un ami, de Genève, inquiet pour moi. « De quoi parles-tu ? Un avion dans le World Trade Center ? ». J’ai sauté sur ma télé. Et malgré l’horreur des images, je ne réalisais pas encore l’inimaginable qui se déroulait sous mes yeux. Un avion venait de se crasher contre une des tours jumelles du World Trade Center (WTC). Le pire des accidents possibles à Manhattan. Parce que je croyais bien sûr encore à l’accident.
Quinze minutes plus tard, la deuxième tour est percutée par un avion fou. Cette fois, le doute n’est plus permis. Le WTC est victime d’un attentat meurtrier. Les deux tours sont alors en feu, je reste sans voix devant mon écran. Je n’ai même pas le réflexe de monter sur mon toit. Et puis, l’impensable, comme si ces deux tours en feu ne constituaient pas déjà un cauchemar suffisant, l’une d’elle s’effondre comme un château de cartes laissant au dessus d’elle un énorme nuage de poussière et de fumée.
Les scènes de rues racontées par les premiers témoins sont insoutenables. Et c’est alors la deuxième tour qui s’effondre, elle aussi, en quelques secondes. Mes pensées vont immédiatement aux dizaines de milliers de personnes travaillant dans ces élégantes jumelles d’argent. Je n’y ai aucun ami proche, non, mais des gens rencontrés dans l’exercice de mon travail. Je pense à Serena, la porte-parole de Merryl Linch qui m’avait si cordialement assistée dans l’un de mes reportages. Je pense au serveur du restaurant du dernier étage de la tour sud, le Windows of the World, avec qui j’avais sympathisé lors de ma dernière soirée là haut avec des amis. C’était en juin.
Mon téléphone n’arrête pas de sonner, des amis inquiets, mon frère, mais aussi des rédactions, de Genève, de Lausanne, de Paris et de Bruxelles me demandant de leur raconter ce que je vois. Je compose avec toutes ces demandes, alors que je ne rêve que de retrouver mes amis, ailleurs dans la ville. Je commence seulement à prendre la mesure de l’ampleur du drame. Et je décide de descendre enfin dans la rue, poussée par la vue de cette horde humaine qui défile sous mes fenêtres, avec pour seule destination: le nord.
Le bas de la ville commence à être quadrillé et fermé. Le métro ne fonctionne plus et de nombreux bus publics sont réquisitionnés par la police, les pompiers et les secours d’urgence. J’apprends que tous les accès à Manhattan, ponts, tunnels, ont été bouclés. Je marche à contre courant, vers le sud. Pour comprendre, et aussi pour pouvoir raconter, puisque c’est mon métier.
Je croise de plus en plus de gens recouverts d’une fine poussière blanche, choqués, le regard perdu, les yeux rougis. Certains portent déjà de dérisoires masques antipoussière. Une femme me raconte avoir vu « au moins six personnes se jeter par la fenêtre, du 60e, du 70e étage, c’est terrible ». Elle n’a pas de nouvelles de son fils qui fréquente une école non loin du WTC. Mais elle fait comme tout le monde, elle remonte vers le nord en espérant qu’il est hors de danger, qu’il tente lui aussi de rentrer vers le Bronx.
Les lignes de téléphone, terrestres et aériennes sont surchargées. Malgré cela, ils sont des milliers, désespérés, à s’accrocher tous à ce miracle de technologie qu’est le portable, pour prendre des nouvelles, pour en donner.
Vers 11 heures, alors que je marche aux côtés d’un jeune afro-américain au désespoir de ne pouvoir prévenir sa mère, nous apprenons que deux ponts ont été réouverts, vers Brooklyn, mais pour les piétons uniquement. Mon accompagnateur me prend dans ses bras. « J’avais un entretien au WTC pour un nouveau job, mais j’ai renoncé à y aller au dernier moment car je me suis dit que ce n’était pas un boulot pour moi ». Il me lance un dernier sourire et s’en va, soulagé, vers le Pont de Williamsburg, même si le retour prendra des heures. Je poursuis ma route vers le Sud. Mais à Chinatown, c’est le barrage. Impossible de passer.
Un épais nuage de fumée recouvre tout le sud de l’île. Plusieurs personnes me parlent d’une neige noire. Les cendres probablement. La respiration devient difficile. Et l’on craint bien sûr l’émanation de substances toxiques. Je multiplie alors les directs pour la radio, la télévision, je rentre écrire mes premiers papiers. A chaud, sans recul. Je dis juste ce que je vois, ce que j’entends.
Je repartirai dans l’après-midi vers le sud avec une équipe de tournage de Canal+. Nous croisons une équipe de quatre pompiers revenus du premier shift. Ils peinent à parler, hébétés par l’horreur vécue. Ils étaient de la première équipe, envoyés quand les tours étaient encore sur pied. Ils ont perdu des dizaines d’amis, de collègues qui n’ont pas eu le temps d’évacuer les lieux avant l’effondrement des tours. « C’est l’enfer, des corps partout » me dit l’un d’eux, les yeux embués.
Ils sont appuyés contre leur camion, recouverts de centaines de feuilles de papiers, dérisoires témoins de l’activité administrative et commerciale qui régnait dans les tours. Je ramasse la brochure de publicité d’une boîte de conseils : MBA.
Plus je marche dans les rues, plus j’ai le sentiment de traverser un paysage d’après la bataille. La présence de la garde nationale et de ses véhicules militaires, la vision des débris fumants, les ruines des tours que j’aperçois enfin, l’épaisse et âcre fumée qui recouvre tout le bas de Manhattan, ajoutés au bouclage de la ville ne font qu’ajouter à cette pénible impression d’état de siège.
La nuit est désormais tombée. Des milliers de volontaires se sont rassemblés au point de ralliement pour offrir leur temps, pour aider à fouiller les débris, pour sustenter les secouristes, accueillir les personnes évacuées de leurs logements ou pour donner du sang, dont la pénurie devient problématique.
Vers minuit, fourbue, je remonte chez moi. J’ai de la peine à reconnaître ma ville. Car je me l’approprie, comme tous les New Yorkais. Sur la Première avenue, ma rue, connue pour sa vie nocturne, tout est fermé, bars, restos, seules quelques épiceries sont encore ouvertes. Pas un véhicule, à part quelques rares ambulances, des véhicules utilitaires et des camions remorques. Je marche dans une ville fantôme.
Mercredi 12 septembre
Le réveil est douloureux. Trois heures de sommeil avant de reprendre le travail. Comment continuer à raconter ce drame dont je peine à réaliser encore la réalité. Ma rue semble revivre un peu. Quelques commerces ont réouvert, mais la circulation est toujours limitée aux seuls véhicules « essentiels ». Je ne trouve en revanche pas les journaux car les livraisons sont impossibles dans tout le tiers inférieur de la ville.
En ce deuxième jour après le drame, je décide de renoncer à descendre vers les lieux de l’attentat. Je préfère me rendre aux abords des hospitaux et des centres d’accueil pour les familles et les proches des victimes. Je crains d’être importune. Les caméras sont toujours si intrusives. Mais je suis étonnée par l’accueil réservé. Nous sommes assaillis par des dizaines de personnes qui s’agglutinent devant l’objectif avec la photo de leurs proches disparus, énumérant des listes de téléphone interminables, avec dans les yeux cet espoir fou que quelqu’un quelque part a croisé un être cher. J’ai beau répété que nous travaillons pour France 2. « On ne sait jamais », me dit une belle indienne.
Et soudain, le drame prend un visage humain, des milliers de visages humains. Le déroulement des événements de mardi commence aussi à se faire plus clair. Et l’on se rend compte qu’ils sont nombreux à avoir vu leur mort arriver et à avoir eu le temps de l’annoncer à leur famille. Par la magie, tragique en l’occurrence, du téléphone. Ils sont des dizaines devant l’hospital Bellevue à raconter la même histoire, celle de ces coups de fils reçus entre 8h45 et 9h15 de leurs proches, quand les tours étaient encore debout, disant qu’ils cherchaient à fuir.
Et encore cette omniprésence du téléphone cellulaire, dernier espoir auquel se raccrocher. Une femme en tient deux dans la main. « J’appelle en continu le portable de mon beau-frère, qui sait, il est peut-être juste inconscient, ou un secouriste l’entendra-t-il, si l’oxigène arrive sous les décombres, ils peuvent encore tenir plusieurs jours ». Je suis abattue et à plus d’une reprise je dois ravaler mes larmes. C’est la première fois que je couvre une tragédie d’une telle ampleur.
Devant l’hospital St-Vincent, dans Greenwich Village, des centaines de voisins se sont portés volontaires pour soutenir les médecins, les infirmières, les familles des victimes. Mais la vue des brancards vides, sur le trottoir, attendant les trop rares blessés, mine le moral. « Je voudrais tellement que ma salle d’urgence soit pleine, plus les heures passent plus l’espoir s’amenuise » me dit un médecin revenant du site des attentats. « C’est l’horreur, il fait chaud, impossible d’approcher des débris ».
Le soir, les rues ont toujours ce caractère surréel même si la vie reprend peu à peu, dans la partie supérieure surtout. Les terrasses sont sorties, mais le cœur n’y est pas. Les visages sont graves. Et c’est ce qui me frappera au cours de cette seconde journée. La tristesse et la compassion sont les sentiments dominants. Il n’y a pas ou peu de place encore pour la colère. Le choc a été trop grand. Le recul est difficile. Je monte mon sujet pour France 2 jusque tard dans nuit.
Jeudi 13 septembre
La piste arabe paraît désormais confirmée. Les nouvelles des premières arrestations tombent. Je pense évidemment à la communauté arabe de New York. Je décide de sortir enfin de Manhattan. Direction Bay Ridge, Brooklyn.
>J’ai besoin de prendre le pouls des communautés ethniques de la ville. On nous dit que les mosquées n’ouvriraient pas, que certains arabes ont déjà été victimes d’agression. Sur l’expressway de Brooklyn, j’observe pour la première fois une vue lointaine de Manhattan sans ces tours symboles. J’ai l’impression curieuse d’un déséquilibre. Ma ville défigurée, méconnaissable.
Downtown Brooklyn offre un curieux contraste, la vie va. Normale ou presque. La présence de notre caméra suscite des conversations spontanées. Un homme hurle qu’ « ils payeront pour ce qu’ils ont fait ». « La mort, c’est tout ce que vous avez à offrir » lui lance Dana, une afro-américaine. « Si nous arrêtions de les bombarder, ils ne nous auraient jamais fait ça!», lance un homme sans s’arrêter. Il est noir lui aussi. « Sous Kennedy et Clinton nous n’aurions jamais connu ça, c’est de la faute à Bush » exulte encore une jeune étudiante, métisse.
Dans la mosquée, l’Iman Moussa nous reçoit cordialement. Il est visiblement abattu et ému. Mais il multiplie les interviews. « Il faut que cesse cet amalgame entre les terroristes et le peuple arabe ». Dans la rue, je suis frappée par le nombre de drapeaux américains aux devantures des échoppes arabes. « Nous sommes arabes-américains, avant d’être arabes », me lance Karim, un jeune Palestinien. Il dit ne pas avoir peur pour lui-même mais raconte les crachats lancés contre certains d’entre eux. Un homme passe : « Rentrez tous chez vous! ». Nous nous regardons consternés.
Plus tard, une vieille américaine blanche me raconte la perte de sa nièce dans un sanglot. Elle vit depuis toujours à Bay Ridge et a vu la communauté changer, irlandaise et italienne d’abord, aujourd’hui de plus en plus arabe, palestinienne et jordanienne surtout. « Mes voisins sont des gens bien, j’espère qu’il n’y aura pas de débordement, mais il ne faudrait pas qu’ils se mettent à danser dans les rues comme dans les territoires palestiniens, ça, on ne pourrait pas le supporter ».
Le soir, je pourrai enfin regagner mon domicile en taxi de Grand Central, là où je monte mes sujets. Le périmètre bouclé s’est retréci à la hauteur de Canal Street. Ma rue retrouve peu à peu une certaine activité, mais parler de « normalité » serait abusif.
Vendredi
14 septembre
Il pleut sur Manhattan et il fait froid. Le termomètre a pris près de 15 degrés dans l’aile. C’est une bonne et une mauvaise nouvelle. Bonne, car la pluie va enfin refroidir les débris. Mauvaise car elle risque d’alourdir et de déstabiliser la structure bancale des décombres et des bâtiments ébranlés par l’effondrement des deux tours.
Le président Georges Bush est attendu en ville. Enfin. Et les New Yorkais ne se sont pas priés pour lui faire savoir leur mépris pour les avoir négligés si longtemps. Bush a tant traîné qu’il s’est même fait griller la politesse par un certain Bill Clinton que les New Yorkais ont embrassé lors de sa visite, la veille.
Je décide de bouder la visite de ce président si mal élu. J’aurai de toute façon toutes les peines du monde à obtenir les passe-droits nécessaires. Je préfère une fois encore arpenter les rues de New York. J’opte cette fois pour Chinatown. Les visages bouleversés de ses habitants m’avaient particulièrement choquée le premier jour. C’est vrai que le quartier est à un jet de pierre au nord du district financier.
La vie tourne encore au ralenti, les marchés ne connaissent pas leur frénésie habituelle. De nombreux restaurants sont désespérément vides. La ruche semble avoir été abandonnée de ses fourmis travailleuses. « Les affaires vont mal », m’explique le propriétaire d’une boutique de médicaments chinois. « Les rues sont encore fermées et les gens ont sans doute peur de venir jusqu’ici ». Seul le petit stand improvisé vendant toute une panoplie d’objets aux couleurs de la bannière américaine attire la foule des grands jours.
Ils parlent tous de leur tristesse et de leur besoin d’afficher leur solidarité avec les Américains. Dans un anglais très aproximatif, une jeune chinois m’explique qu’il a tout fait pour venir aux Etats-Unis, et alors qu’il vient d’arriver « tout est parti ». Il repart avec deux porte-clefs en forme des deux tours jumelles.
Cette omniprésence du drapeau américain me laisse songeuse. Elle exprime bien sûr la foi inébranlable de cette nation dans son invincibilité. Le besoin aussi de peuples aux origines si différentes de se trouver un lien, de se forger une histoire commune, des mythes fondateurs. Le drame de New York en fera sans doute partie. Il y aura certainement un avant et un après le 11 septembre 2001. Car au delà des retombées économiques ou politiques, c’est la première fois qu’une attaque délibérée contre les intérêts américains a été menée directement sur le territoire des Etats-Unis. Et de cela, les Américains et les New Yorkais mettront longtemps à s’en remettre.