"L'Amérique peut-elle élire un président noir?" titrait, très à propos, Libération hier. Une interrogation pertinente que les Américains ne pouvaient ou ne voulaient pas poser jusqu'ici. Curieusement, c'est à la faveur de la controverse sur les propos du pasteur de Barack Obama, Jeremiah Wright, que le tabou a été brisé. Comme si l'ombre d'un soupçon de racisme par association à l'encontre des blancs de la part du premier candidat noir à avoir une chance réelle d'emporter un scrutin présidentiel permettait de poser la vraie question, celle qui a été soigneusement esquivée jusqu'ici: l'Amérique est-elle en effet prête à élire un président de couleur?.
Rares sont les commentateurs qui s'étaient aventurés sur ce terrain. A deux reprises, au cours d'interviews, le consultant politique Dick Dresner m'a affirmé que Barack Obama n'a aucune chance de remporter la présidence parce qu'il est noir. Les premiers a avoir ouvertement abordé la question furent du reste les leaders de la communauté noire, hésitant à soutenir ce candidat métis de peur que la communauté blanche ne leur emboîte pas le pas. Nous étions encore en avril et dans l'expectative. Mais déjà, les sommes astronomiques levées par Obama surprenaient. Qui était donc prêt à soutenir ce candidat atypique, novice de surcroît sur la scène nationale? De grandes firmes de Wall Street lui accordaient plus de confiance qu'à Hillary Clinton, de nombreux petits donateurs surtout remplissaient ses coffres. On pensait encore à l'effet Howard Dean d'il y a quatre ans.
Et puis survint le tremblement de l'Iowa, quand cet état du Midwest à 92% blanc lui offrait une première place sans appel lors de ses caucus du mois de janvier. Il ne s'agissait plus d'un simple effet de mode mais d'une volonté réelle d'en finir avec la politique et surtout les dynasties du passé. Les scrutins suivants ont confirmé que la candidature du sénateur de l'Illinois était non seulement sérieuse mais solide. Il y a eu les mots d'ordre de grands journaux (le Boston Globe, le Dallas Morning News...), les soutiens de leaders du parti (John Kerry, Tom Daschle, Edward Kennedy, et, dernier en date, l'ancien candidat et gouverneur du Nouveau Mexique Bill Richardson).
Pendant tous ces mois, la question de la "race" - car c'est bien dans ces termes qu'elle est posée aux Etats-Unis - filtrait en sourdine. Les premiers à en jouer furent les Clinton qui tentèrent à plusieurs reprises - de manière souvent maladroite et tendancieuse - de rappeler à l'électorat les origines de leur principal rival, cherchant à faire de lui le candidat de la seule minorité noire. Avec pour effet immédiat et désastreux pour leur propre campagne de rallier l'électorat noir derrière Barack Obama quand celui-ci était encore divisé jusqu'à tard dans l'automne entre les deux candidats.
Mais les propos incendiaires du pasteur Wright pourraient changer la donne. Même s'il convient de rappeler qu'une grande partie de ceux-ci étaient connus depuis longtemps. Mais on les ressort au moment idoine, avec des citations souvent sorties de leur contexte, quand il apparaît quasiment impossible mathématiquement pour Hillary Clinton de gagner l'investiture démocrate sauf scandale ou pataquès dans la campagne d'Obama.
Le sénateur, qui n'a eu de cesse de se présenter comme le candidat "post-racial", prônant l'unité, aussi bien politique, raciale que religieuse, ne pouvait désormais plus ignorer lui aussi l'éléphant dans la chambre pour reprendre une expression bien américaine. Mardi, il donnait un discours sur la "diversité raciale" à Philadelphie (extraits en français). Considéré par certains comme le discours le plus important donné sur le sujet depuis des années, il a été démoli par ceux qui attendaient qu'Obama répudie purement et simplement son ancien pasteur. (Wright a pris sa retraite de la Trinity United Church à la fin 2007).
Personnellement, je pense qu'Obama a prononcé un discours non seulement honnête mais indispensable. Se distançant de certains des propos de son pasteur, il a cependant refusé de le renier entièrement. Cela aurait signifié se renier lui-même. Et si certains des propos de Jeremiah Wright sentent le souffre, refuser de reconnaître la pertinence de certains autres équivaudrait à se voiler la face sur l'existence persistante d'un racisme ordinaire et insidieux dans la société américaine.
Barack Obama a donc choisi de replacer les mots de son pasteur dans le contexte racial d'aujourd'hui. Celui de la colère - affichée ou muette - d'une grande partie de la communauté noire. Sans remonter à l'esclavage ou à la ségrégation, il suffit de penser au nombre de noirs dans les prisons américaines, à Katrina, à la reconstruction de la Nouvelle Orléans (que j'ai abondamment relatée dans mon autre blog) qui se fait au mépris de sa population la plus démunie. Il suffit de s'entrentir sérieusement et avec sincérité avec n'importe quel noir américain pour comprendre que la discrimination demeure un fait réel et quotidien, dans l'enseignement, l'accès au travail, au logement, etc.
Une jeune femme de Harlem m'a donné un argument convaincant sur les raisons de son choix en faveur d'un homme noir plutôt que d'une femme blanche à la présidence, même si elle souhaite vivement voir un jour une femme à la Maison Blanche. "Tant qu'il ne sera pas naturel de voir un homme noir occuper des positions de pouvoir dans ce pays nous n'atteindrons pas l'égalité. Dans nos communautés, la femme blanche occupe déjà des fonctions de pouvoir, regardez qui enseignent dans nos écoles".
Mais Barack Obama ne s'est pas contenté d'"expliquer" la colère noire. Il a aussi parlé du "ressentiment" des blancs, souvent issus de milieux défavorisés ou modestes, qui ne comprennent plus aujourd'hui les mesures anti-ségrégation datant de l'époque des droits civiques. Qui pestent de voir leurs enfants forcés de prendre le bus et faire des dizaines de kilomètres chaque matin pour aller dans une école loin de leur quartier au nom de la mixité raciale. Qui se sentent lésés de voir des Afro-américains obtenir des postes dans la fonction publique ou dans des universités d'état à la faveur des programmes d'affirmative action (on ne dit pas discrimination positive aux Etats-Unis), quand leurs propres enfants, avec des notes souvent équivalentes, se voient refuser des bourses ou des programmes similaires.
Bref, Barack Obama a eu l'audace de poser sur la table les vraies questions que l'Amérique doit encore se poser et résoudre 40 ans après les discours de Martin Luther King et l'adoption des lois sur les droits civiques. Celle par exemple du financement de l'école publique qui dépend aujourd'hui encore de l'impôt sur la propriété. Inutile de dire que la qualité des établissements scolaires dépend fatalement du niveau de revenu des parents d'élèves.
Le débat est ouvert. Les électeurs et les candidats seront-ils prêts à le poursuivre et à s'engager dans un dialogue honnête sur les disparités de l'Amérique, qui si elles sont avant tout économiques, affectent de manière disproportionnée les minorités noires, hispaniques et amérindiennes. John McCain a déjà suspendu un de ses employés qui a fait circuler un mail avec un lien à cette vidéo (laquelle donne une idée des attaques qui fuseront contre Obama s'il est le candidat démocrate). Hillary Clinton ne s'est pas prononcée publiquement sur le discours de Barack Obama, affirmant le jour où il l'a prononcé, qu'elle ne l'avait ni lu ni entendu.
Si la candidature de Barack Obama (il est en léger retrait dans certains sondages nationaux) flanche sur la question raciale, cela en dira plus sur l'état de l'Amérique que sur les qualités du sénateur. Pour l'heure, son discours a été plutôt bien reçu, notamment chez les démocrates et les indépendants.
photo Miracle Man, Flickr